Abdelkader Saâdallah, docteur en géosciences, est président de Gass (GeoAfricaSciences Society. Il est la référence mondiale dans sa spécialité. Depuis plusieurs années, ce chercheur émérite n’a pas cessé de lancer des appels pour l’exploration d’autres alternatives dans la recherche de l’eau potable. Son œuvre est d’une richesse inestimable. La Kabylie est l’une des régions privilégiées de ses recherches qui ont d’ailleurs fini par confirmer l’existence d’un gigantesque réservoir d’eau. Lui, il l’estime à, au moins, 60 milliards de mètres cubes. Beaucoup de questions entourent ce trésor caché du Djurdjura. Une grande partie des populations ne sait pas si 60 milliards de m3 sont une quantité énorme ou grande ou petite. Une autre partie doute de l’existence de ce grand réservoir. D’autres voix se disent inquiètes de l’impact géologique et climatique que peut générer l’exploitation de ce gisement souterrain. Pour éclairer les lecteurs de L’Expression sur ce sujet qui s’impose de plus en plus et à mesure que l’eau se fait rare avec le réchauffement climatique, Abdelkader Saâdallah a aimablement accepté de répondre à nos interrogations et nous servir de guide pour l’exploration de ce fabuleux trésor de la Kabylie qui s’étend des cimes de Chellata, du côté de Béjaïa, descendant jusqu’aux gorges de Lakhdaria du côté de Bouira. Suivons ses pas jusqu’aux cimes du Djurdjura.
L’Expression: Le sujet intéresse au plus haut degré, les spécialistes, les pouvoirs publics, mais surtout les populations. Pouvez-vous, Monsieur Saâdallah, situer et présenter ce gisement de 60 milliards de m3 dans un langage moins académique et moins spécialisé pour le rendre accessible surtout aux populations?
Abdelkader Saâdallah: Un grand merci au journal L’Expression pour me donner l’opportunité de présenter ce gigantesque réservoir d’eau du Djurdjura. Ce gisement est en premier lieu un réservoir, avec une forme, une géométrie à voir dans l’espace. Un volume rocheux qui apparaît à la surface du sol, formant les hauteurs de la montagne du Djurdjura, et qui se continue en profondeur dans cette même montagne. Ce sont les études spécialisées en géosciences, les études structurales, que j’ai menées durant les années 1980 et au début des années 1990 qui m’ont permis d’en déduire cette structure. C’est d’abord la structure en éventail, dite en anglais flower structure, une structure affleurante exceptionnelle et rare dans le monde, que j’ai publiée dans une revue internationale spécialisée en géosciences en 1996 (Geodinamica Acta) que l’on peut télécharger de mon website (http://saadgeo.com/wp-content/uploads/2015/12/SaadallahEtAl1996DorsaleKab.pdf). Il faut la concevoir comme une structure allongée Est-Ouest (Fig. 1) avec une section en éventail (Fig. 2), en triangle avec la pointe vers le bas. L’axe de cette structure plonge fortement vers l’Ouest au point de la faire disparaître profondément dans le massif à partir de Haizer. Elle n’apparaît au sol qu’à partir de Haizer vers l’Est, formant tous les pics et reliefs accidentés comme Lalla Khedidja et se terminant au col de Chellata. La carte simplifiée, Fig. 1, vous aidera très certainement à comprendre cette géométrie de ce réservoir d’eau. Cette structure ne suffit pas pour en faire un réservoir de ce volume rocheux qui forme le relief et le corps du Djurdjura. D’autres conditions doivent exister: pourquoi dire réservoir? Son étanchéité, sur tous les côtés, est-elle assurée et par quoi? Est-ce qu’il est alimenté par les précipitations (pluies et neiges) qui donc le rechargerait annuellement, en partie au moins?
Pourquoi dire que c’est un réservoir?
Les roches qui forment cette structure sont en grande partie des calcaires, roches connues dans le monde comme les meilleurs réservoirs souterrains des fluides (eau, pétrole et gaz) à cause de leur fracturation, de la présence de cavernes dues à la circulation des eaux de pluie qui dissolvent les carbonates pour créer des vides dits karsts, et même des gouffres de plus de 1 km de profondeur que les spéléologues connaissent bien. Donc il y a des vides dans de telles roches, et ces vides contiennent, ou sont susceptibles de contenir, l’eau. De façon générale on estime que de telles roches ont une porosité de 33%, soit le 1/3 du volume de la roche est vide! Dans mes calculs pour estimer rapidement les réserves en eau je n’ai pris en compte qu’une porosité de 5% §!
Son étanchéité, sur tous les côtés?
Cette structure en éventail est limitée au sud par des formations rocheuses dites des turbidites, connues en Algérie depuis plus d’un siècle comme les flyschs. Elles sont riches en argiles avec une structure telle qu’elles fluent de tous les côtés colmatent tout et donc empêchent l’eau de s’échapper vers l’extérieur du réservoir. Quant au flanc nord de cette structure, ce sont les schistes satinés. Ces roches au cours de leur histoire géologique ont transité à des profondeurs, et sous l’effet de hautes pressions et fortes températures, sont constituées de minéraux minuscules comme des brins de paille au point de leur donner ce reflet de satin, d’où leur nom de schistes satinés. Ils forment, de ce fait, une barrière étanche; d’autant plus que sous les déformations importantes qu’elles ont subies, leur imperméabilité a augmenté.
En profondeur
L’étanchéité en profondeur de cette structure en éventail, qui se termine donc en pointe, ce sont les deux formations rocheuses, celle du sud c’est-à-dire les flyschs et celle du nord c’est-à-dire les schistes satinés qui de toute évidence se rencontrent et qui donc constituent ensemble l’étanchéité du tréfond du réservoir d’eau du Djurdjura. Ainsi, l’étanchéité est assurée de tous les côtés de la structure en éventail de ce réservoir du Djurdjura; du moins dans la zone où il affleure, c’est-à-dire où il est visible au sol, dans cette partie du Djurdjura allant de Haizer au col de Chellata.
Et en profondeur dans la zone où le réservoir s’enfonce?
Dans la partie allant de Haizer aux gorges de Lakhdaria (ex-Palestro) où le réservoir plonge en profondeur vers l’Ouest, l’étanchéité vers le haut de la structure en éventail existe-t-elle? Et dans le cas positif, quelle est la formation qui assure cette étanchéité du réservoir? L’histoire géologique du Djurdjura a fabriqué cette couverture étanche! Cette structure en éventail des formations calcaires a été construite il y a près de 40 millions d’années, et comme toute édification de relief il y a simultanément destruction des hauts reliefs produisant ainsi les dépôts qui font constituer de nouveaux sédiments caractéristiques que l’on dénomme les molasses. Ces dernières ont la particularité d’être riches en argiles ou en marnes. C’est le cas de la molasse des formations calcaires du Djurdjura, qui porte le nom spécifique de «L’Eocène molassique de la chaîne calcaire» chez les géoscientifiques. Sa forte constitution en argile ou en marne en fait une couverture étanche de ce réservoir immense d’eau dans sa profondeur. D’autant plus que je peux confirmer que cette structure à dominante carbonatée se continue en profondeur dans la montagne en alignement avec les hauteurs du Djurdjura et cela jusqu’à pratiquement les gorges de l’oued Isser à Lakhdaria. A cet endroit un événement tectonique par une faille a fait réapparaitre cet ensemble calcaire à partir des gorges de Lakhdaria et dans le massif de Bouzegza. Et une fois de plus on confirme l’étanchéité dans cette zone vu que l’oued Isser est parfois à sec en été, preuve qu’il ne reçoit pas d’eau du réservoir du Djurdjura. Ainsi, avec certitude je peux dire, écrire et souligner que l’étanchéité de ce réservoir immense du Djurdjura est assurée sur tous les côtés, en profondeur, et là où il affleure!
Est-ce qu’il est alimenté par les précipitations (pluies et neiges)?
Bien sûr que son alimentation est assurée par les pluies et surtout par les neiges qui assurent une infiltration lente et certaine, beaucoup plus que la pluie dont le ruissellement des eaux est des plus dominants. Le programme de recherche que nous proposons, nous c’est-à-dire GASS (http://geoafricasciences.org/), les universités de Tizi Ouzou (dpt. des sciences de la terre) et de Constantine (faculté des sciences de la Terre), et Pqwt (Institut de Recherche, exploration des eaux souterraines, Changsha, Hunan Chine) (http://www.pqwtcs.com/), le bilan de l’eau sera évalué de façon plus précise afin de cerner de près la quantité d’eau qui recharge annuellement le réservoir d’eau. Toute la région où le réservoir affleure, c’est-à-dire les hauteurs du Djurdjura.
60 milliards de m3, est-ce que c’est beaucoup d’eau, est-ce que c’est énorme? Situez-nous dans ce contexte.
Cette estimation, basée sur des calculs rapides, est certainement en deçà des réserves, c’est au programme de recherche que nous voulons faire démarrer le plus tôt possible, d’annoncer une estimation basée sur d’autres données que nous espérons recueillir au bout de 1 à 2 ans de recherche. 60 milliards de m3 c’est énorme quand on sait que le barrage de Taksebt (Tizi Ouzou) n’a jamais atteint sa capacité maximale de 180 millions de m3, et que le plus grand barrage d’Algérie a une capacité de moins de 1 milliard, et que le plus grand barrage au monde, celui des Trois-Gorges en Chine a une capacité maximale de 40 milliards de m3 et que la demande de toute la population algérienne, à 150 l d’eau potable par jour, est de 2 milliards par an.
Il faut voir ce chiffre en tenant compte des besoins grandissants en eau pour tous les besoins y compris ceux de l’agriculture et de l’industrie, besoins en constante évolution.
Pouvez-vous donner plus de précisions si le gisement peut être exploitable dans le court terme, le moyen ou le long terme?
L’exploitation de ce gisement, renouvelable en partie, est nécessaire à court terme car les besoins se font sentir en Algérie et dans les régions avoisinantes du Djurdjura de nos jours, maintenant! Cependant la gestion de cette eau doit être étudiée de façon très rigoureuse en incluant divers paramètres pour mettre en place un réseau d’alimentation interconnecté et souple incluant les sources actuelles. En tenant compte du fait que certaines sources risquent de se tarir, momentanément, surtout à la fin de l’été, avant les premières pluies d’automne. Il est aussi évident, à mon sens, d’y aller de façon graduelle en partant des forages peu productifs, mais riches en information pour caractériser plus précisément le réservoir. Dans notre programme de recherche nous retenons pour le moment qu’au terme de la première étape de recherche structurale et de détermination de la profondeur de la surface d’eau, nous proposerons un programme d’une demi-douzaine de forages peu profonds de reconnaissance.
Nous excluons de prime abord d’aller en premier lieu vers un forage de grande production qui pourrait être jaillissant et de forte pression, et donc probablement avec des risques de catastrophes.
Le sujet divise; alors qu’une partie voit ce projet avec optimisme, une autre exprime ses inquiétudes. Pouvez-vous donner quelques éléments pour rassurer?
Tout ce qui est nouveau dérange! Il vient perturber la routine sur laquelle s’installent confortablement ceux qui ne veulent rien changer. C’est le plus grand obstacle! Il faut essayer, à chaque fois que c’est possible, de réfléchir d’une autre manière. Nous sommes devant un tel cas. Depuis des siècles, en Algérie et dans le monde, on prospecte l’eau dans les bassins qui se traduisent géo-morphologiquement par des plaines, qui sont aussi le lieu de concentration des populations. Or une telle méthode, dite conventionnelle de recherche devient très coûteuse, dans le cas particulier de régions montagneuses comme celles de Kabylie, où depuis des siècles, pour des raisons historiques, la population se concentre au sommet des montagnes. Car il faut pomper l’eau sur des kilomètres et gravir des dénivelés de plusieurs centaines de mètres pour faire monter l’eau potable de la plaine du Sébaou vers des agglomérations comme celles de Ain El Hammam. Alors que la méthode non conventionnelle, beaucoup plus avantageuse, qui consiste à prospecter les eaux souterraines dans les montagnes, chercher les RESERVOIRS PERCHES, c’est-à-dire localisés dans les sommets, et donc alimenter en eau les populations en aval, uniquement par gravité, sans pompage! Cette méthode doit prévaloir! Pour être plus précis, en ne citant qu’un seul exemple, par un choix judicieux on peut alimenter toute une série de villages, devenus des villes, et des villes comme celle de Aïn El Hammam et tout le long de la ligne de crête jusqu’à Larbaâ Nath Irathen et encore plus à Tizi Ouzou, et tout cela par écoulement gravitaire le long de la pente sans aucune station de pompage!
Certains, ceux qui s’opposent, affirment que les données que vous avancez ne sont que des thèses de scientifiques. Avez-vous des preuves à opposer à ceux qui vous apportent l’antithèse?
De telles personnes oublient de se poser la question de base devant toute source d’eau: d’où provient cette eau? Or il ne s’agit pas d’une seule source, mais de centaines, voire plus dont il est question de les étudier, et toutes cernent, voire percent le Djurdjura, et pour les géoscientifiques, une seule déduction vient à l’esprit: Il y a un réservoir derrière!
Ce n’est plus une thèse de travail, c’est une réalité de terrain qu’il faut caractériser précisément de façon géoscientifique, par de nouvelles observations, mesures, déductions, pour aller vers l’exploitation rationnelle et scientifique.
Selon vous, quel impact aura l’exploitation de ce gisement du point de vue géologique, mais surtout économique?
L’impact le plus important et le plus significatif est le fait de dire qu’il faut regarder les montagnes avec un nouvel oeil! La méthodologie de recherche géoscientifique que nous développerons dans le Djurdjura sera utilisée pour aller vers d’autres régions montagneuses comme les Aurès, Zaccar, Ouarsenis et d’autres encore. Des géoscientistes dans notre équipe en formation se posent déjà la question, à juste titre. L’importance est évidente, pour tout Algérien, en Algérie ou ailleurs! L’eau c’est la vie et les besoins sont énormes que ce soit pour l’alimentation en eau potable (AEP) ou pour les besoins économiques, agricoles et industriels. Le progrès de façon générale fait que ces besoins sont en croissance continue, les Algériennes et Algériens sont loin des temps où ils se contentaient d’aller au hammam une fois par semaine, c’est la douche matinale quotidienne qui devient le mode standard. Son impact est un facteur de progrès dans son utilisation, comme AEP ou pour booster l’économie locale durable.
Vous disiez lors d’un forum sur Radio Tizi Ouzou qu’à l’avenir il faudra chercher l’eau perchée sur les hauteurs. Inhabituelle comme suggestion. Pouvez-vous développer cette nouvelle approche de la relation de l’humain avec les sources d’eau?
Oui, aller vers la découverte de réservoirs perchés, situés dans les hauteurs. Une telle méthode nécessite un investissement cérébral, des études géologiques de terrain et notamment structurales en commençant par répondre à une question relativement simple: est-ce que les conditions géologiques sont réunies pour l’existence d’un réservoir perché?
Les géoscientifiques sont présents partout dans le pays pour contribuer rapidement à répondre à cette première question, pour ensuite passer aux étapes suivantes. C’est inhabituel, non-conventionnel, car elle sort des chemins battus pendant des siècles, mais pour nous Algériens, elle est trop coûteuse, et de toute façon les réserves dans les bassins surtout côtiers, leur envahissement par des eaux salées de mer est déjà une menace réelle, suite à la surexploitation de ces nappes. Avons-nous d’autres choix? Importer l’eau?
Entretien réalisé par Kamel BOUDJADI pour l’Expression
Par La rédaction de Tiwizi info